Corrélation entre épidémie et dégradation de l’environnement – paru dans le Monde :
Philippe Grandcolas, spécialiste de l’évolution des faunes et du comportement des insectes dictyoptères, est directeur de recherche au CNRS et directeur de laboratoire au Muséum national d’histoire naturelle. Selon lui, la crise sanitaire due au nouveau coronavirus est le moment ou jamais d’aborder la question de notre mauvais rapport à notre environnement naturel.
Quelle est, selon vous, la corrélation entre le déclin de la biodiversité et l’émergence de maladies comme le Covid-19 ?
Les gens pensent que les virus ont toujours existé, que les épidémies n’ont rien à voir avec l’état de la biodiversité ou le changement climatique. Pourtant, depuis quelques décennies, elles augmentent. Elles n’ont pas l’impact énorme du Covid-19, mais leur fréquence s’accélère. La majorité sont des zoonoses : des maladies produites par la transmission d’un agent pathogène entre animaux et humains. Les pionniers des travaux sur les parasites les étudient depuis le début du XXe siècle. Mais la prise de conscience de leur lien avec l’écologie au sens scientifique du terme date d’il y a quarante à cinquante ans.
Aujourd’hui, nous savons qu’il ne s’agit pas que d’un problème médical. L’émergence de ces maladies infectieuses correspond à notre emprise grandissante sur les milieux naturels. On déforeste, on met en contact des animaux sauvages chassés de leur habitat naturel avec des élevages domestiques dans des écosystèmes déséquilibrés, proches de zones périurbaines. On offre ainsi à des agents infectieux des nouvelles chaînes de transmission et de recompositions possibles.
On peut citer le SRAS, ou syndrome respiratoire aigu sévère, dû à un coronavirus issu de la combinaison de virus d’une chauve-souris et d’un autre petit mammifère carnivore, relativement vite jugulé au début des années 2000. L’épidémie du sida, souvent caricaturée de manière malsaine, présente une trajectoire analogue : une contamination de primates, puis une transmission à des centaines de millions de personnes. Ebola fait un peu moins peur parce qu’on pense que son rayon d’action est limité à quelques zones endémiques. En réalité, sa virulence est si terrible que cette affection se propage moins facilement car la population meurt sur place. Là aussi, le point de départ est une chauve-souris.
Ces jours-ci, certains seraient sans doute tentés d’éradiquer chauves-souris et pangolins, soupçonnés d’avoir servi de réservoir au coronavirus…
Malheureusement, la période dramatique que nous traversons pourrait exacerber le manichéisme humain, pousser certains à vouloir se débarrasser de toute la biodiversité. En réalité, c’est pire : on ignore simplement que l’origine de l’épidémie de Covid-19 est liée aux bouleversements que nous imposons à la biodiversité. Le silence sur ce point est assourdissant.
« Nous ne pouvons pas nettoyer au Kärcher tous les micro-organismes qui nous entourent, on en a absolument besoin ! »
Je n’ai pas de complexe à aborder aujourd’hui la question de notre mauvais rapport avec la nature, même si les gens sont confinés, submergés par des controverses sur la gestion des masques, des tests, des médicaments… Demain, ils le seront par les tourmentes économiques. Quand est-ce le moment ? Quand nous serons passés à autre chose et aurons oublié ? On peut craindre alors que nous n’apprenions rien avant la survenue de nouvelles crises. Et nous ne pouvons pas nettoyer au Kärcher tous les micro-organismes qui nous entourent, on en a absolument besoin !
Pourquoi est-ce si difficile de communiquer sur la perte du vivant ?
La biodiversité est plus compliquée à comprendre que l’évolution du climat qui se mesure en concentration de gaz à effet de serre et produit des événements météorologiques extrêmes. Ainsi l’émergence de nouvelles maladies ne se résume pas à des statistiques de rencontres entre des populations humaines en santé précaire et des milieux tropicaux riches en agents infectieux. Il s’agit surtout d’un problème de simplification des écosystèmes, de morcellement des habitats naturels où la diversité baisse. La capacité des agents infectieux à se transmettre de proche en proche en est renforcée, leur prévalence augmente, leurs ennemis peuvent disparaître.
Même lorsqu’on parvient à s’intéresser à d’autres qu’à l’homme, aux grands vertébrés, lions, girafes, pandas, pangolins, on est loin de percevoir la complexité des équilibres instables de la nature. Notre anthropocentrisme et nos simplismes nous dictent une vision naïve des animaux et des plantes que nous considérons comme utiles ou nuisibles, toujours en fonction de nos intérêts extrêmement immédiats. A cela s’ajoutent nos résistances culturelles considérables.
Nous pensons toujours avec une certaine vision Nord-Sud, voire avec xénophobie. Cela nous permet de critiquer la mauvaise gestion des marchés en Chine par exemple, alors que nous avons les mêmes problèmes. Ainsi, en France, nous tuons des centaines de milliers de renards par an. Or ce sont des prédateurs de rongeurs porteurs d’acariens qui peuvent transmettre la maladie de Lyme par leurs piqûres.
Il n’y a pas d’ange ni de démon dans la nature, les espèces peuvent être les deux à la fois. La chauve-souris n’est pas qu’un réservoir de virus, elle est aussi un prédateur d’insectes en même temps qu’une pollinisatrice de certaines plantes. Il en existe d’ailleurs des centaines d’espèces que nous connaissons mal, nous en découvrons encore. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons du mal à identifier les combinaisons qui ont fait émerger le coronavirus. Faute de recherches préalables, les scientifiques partent de loin !
Comment toucher le public avec les savoirs en écologie ?
D’abord, je ne voudrais pas avoir l’air de prêcher pour ma paroisse, mais l’étude des écosystèmes est le parent pauvre de la science et de la biologie. Même entre confrères, cela semble toujours saugrenu d’aller étudier des petites bêtes ou des plantes exotiques… Alors que l’acquisition de connaissances serait cruciale, en particulier pour la santé.
Au-delà d’une fraction d’interlocuteurs avertis, je me suis aperçu que les gens qui n’ont pas d’empathie à l’égard de la biodiversité peuvent être fascinés par ce qui les effraie, les dégoûte. En leur parlant du ver plat, des blattes, des punaises de lit, on peut les amener à échanger sur la biodiversité. L’émotion fonctionne aussi : les koalas ont fait beaucoup pour l’intérêt du public vis-à-vis des incendies en Australie, un problème monstrueux qui dépasse de très loin le sort des paresseux australiens.
Nous avons du mal à faire comprendre que l’écologie appliquée peut apporter des solutions. Arrêter la déforestation, substituer d’autres consommations à la viande de brousse, favoriser les circuits alimentaires courts… L’Amazonie qui brûle, c’est un drame pour les Amérindiens, pour les Brésiliens, pour le monde… Mais comment donner des leçons à ce pays alors que son soja qui nourrit notre bétail est largement lié à la déforestation ?
Il y a des résistances politiques et économiques à l’idée qu’il faudrait complètement réorganiser l’agriculture. Les élevages aussi : mal conduits, ils permettent aux agents infectieux de proliférer, comme on l’a vu avec la grippe aviaire venue de Chine. Dans les installations à l’européenne, la promiscuité entre un grand nombre d’animaux les rend vulnérables à des maladies qui sont traitées de façon presque permanente avec des antibiotiques. On a montré que même les rejets diffus de leurs déjections dans les milieux naturels par épandage contribuent à des phénomènes d’antibiorésistance.
Que répondre aux tenants du droit à l’innovation afin de nourrir une population grandissante, quitte à générer des crises comme celle de la vache folle ?
Prétendre que nous sommes coincés parce que nous sommes de plus en plus nombreux est un piège. Gagner en productivité ne veut pas dire développer de mauvaises pratiques. Les insecticides néonicotinoïdes, par exemple, constituent une innovation industrielle et commerciale, mais ils ne sont pas performants : moins de 20 % du produit est utile, le reste part dans l’environnement et tue tout ce qui vit alentour.
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